Rencontres philosophiques de Langres 2012 - La liberté
La deuxième édition des Rencontres philosophiques de Langres aborde la liberté : la liberté de chercher, la liberté d’éventuellement trouver, la liberté de se tromper et la force de le reconnaître. Bref, la liberté de penser. De penser et non pas de bavarder ou de séduire, de tricher ou de dominer.
Conférences à écouter
Conférence inaugurale - L'essaim des libertés
Paul Mathias, inspecteur général de l'éducation nationale, doyen du groupe philosophie
L’organisation politique et sociale moderne et contemporaine ne contrarie pas, mais entretient le sentiment que nous pouvons avoir de notre liberté et en encourage un exercice réglé et pluriel. Les usages de la liberté sont, pour nous, multiples et de natures diverses : libertés d’entreprendre, de parcourir de vastes territoires, de créer, de nous exprimer, etc. Pour autant, il ne suffit pas d’y croire pour s’assurer de sa liberté et pour l’affirmer en toute certitude. Ce hiatus de la croyance à la certitude est convenu, assurément, mais il n’en recouvre pas moins une difficulté constante. Les discours de la liberté ne pourraient-ils pas, en effet, ressortir à des systèmes de croyances, à la fois profondément enracinés dans une culture et dans des habitudes, et secondés par des structures institutionnelles chargées de les authentifier ? S’il faut surmonter l’obstacle des illusions de la liberté, c’est en s’assurant de l’ajustement du hasard, des circonstances, des lois et des règles, d’une part, et de cette propriété peut-être irréductible du sujet réfléchissant, agissant et créateur que nous serions intimement et en personne, d’autre part.
Plaider un tel « ajustement » n’impliquerait pas de nier le déterminisme du monde de la nature et du monde des hommes, mais exigerait d’en limiter l’incidence et de garantir à la liberté une réalité irréductible au sentiment que nous en avons. Dans cette exigence se dessinent des perspectives variées dont rendront compte les approches disparates des conférenciers appelés à intervenir dans le cadre des Rencontres de 2012.
Pour nous, notre propos sera de dresser les balises permettant à chacun de s’orienter dans un espace complexe où la rencontre de la liberté et de la vie se conjugue en une multiplicité de figures, d’usages, d’exercices et de discours formant, réellement, l’essaim de nos libertés.
Liberté et religion
Rémi Braque, philosophe, spécialiste de la philosophie arabe à l'université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et de philosophie des religions européennes à l'université de Munich
Parler de « la religion » est abstrait. Le mot de liberté étant aujourd’hui connoté positivement, toutes les religions en parlent. Je partirai de la Bible, sans me limiter aux occurrences des mots qui désignent la liberté, qui ne sont que dans le Nouveau Testament. Je montrerai comment la liberté humaine suppose une certaine conception des rapports entre Dieu et l’homme.
Quelques passages qui seront commentés
« Dieu conclut au septième jour l’ouvrage qu’il avait fait et, au septième jour, il chôma, après tout l’ouvrage qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, car il avait alors chômé après tout son ouvrage de création. » (Genèse, 2, 2-3)
« Entre moi et les enfants d’Israël, le sabbat est un signe perpétuel car, en six jours, YHWH a fait les cieux et la terre, mais, le septième jour, il a chômé et repris haleine. » (Exode, 31, 17)
« Souviens-toi du jour du sabbat pour le sancti- fier. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage, mais le septième jour est un sabbat pour YHWH ton Dieu. Tu n’y feras aucun ouvrage, toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’étranger qui ré- side chez toi. Car en six jours YHWH a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il a chômé le septième jour. C’est pourquoi YHWH a béni le jour du sabbat et l’a consacré. » (Exode, 20, 8-11)
« N’ai-je pas fait monter Israël du pays d’Égypte, comme les Philistins de Kaphtor et les Araméens de Qir ? » (Amos, 9, 7b)
« De même en Séir demeuraient auparavant les Horites, que les fils d’Esaü dépossédèrent et exterminèrent pour s’établir à leur place, ainsi que l’a fait Israël pour sa terre, l’héritage reçu de YHWH. » (Deutéronome, 2, 12)
« C’est moi YHWH ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. » (Exode, 20, 2)
« Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que YHWH ton Dieu t’en a fait sortir d’une main forte et d’un bras étendu ; c’est pourquoi YHWH ton Dieu t’a commandé de garder le jour du sabbat. » (Deutéronome, 5, 15)
« Tu ne molesteras pas l’étranger ni ne l’opprimeras, car vous avez vous-mêmes résidé comme étrangers dans le pays d’Égypte. » (Exode, 22, 21 ; voir Deutéronome, 10, 19)
« L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis YHWH votre Dieu. » (Lévitique, 19, 34)
« Tu n’opprimeras pas l’étranger. Vous avez appris ce qu’éprouve l’étranger, puisque vous avez vous-mêmes résidé comme tels dans le pays d’Égypte. » (Exode, 23, 9)
« Écoutez la parole de YHWH, enfants d’Israël, car YHWH est en procès avec les habitants du pays : il n’y a ni sincérité, ni amour, ni connaissance de Dieu dans le pays, mais parjure et mensonge, assassinat et vol, adultère et violence, meurtre sur meurtre. » (Osée, 4, 1-2)
« YHWH se lève à son tribunal, il est debout pour intenter un procès à son peuple. YHWH traduit en jugement les anciens et les princes de son peuple. C’est vous qui dévastez la vigne et recélez la dépouille du pauvre. De quel droit écrasez-vous mon peuple et osez-vous broyer le visage des pauvres ? Oracle du Seigneur YHWH Sabaot. » (Isaïe, 3, 13-15)
« Écoutez donc la parole que profère YHWH : Debout ! Entre en procès devant les montagnes et que les collines entendent ta voix ! Écoutez, montagnes, le procès de YHWH, prêtez l’oreille, fondements de la terre, car YHWH est en procès avec son peuple, il plaide contre Israël : Mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je fatigué ? Réponds-moi. C’est moi qui t’ai fait monter du pays d’Égypte, je t’ai racheté de la maison de servitude ; j’ai envoyé devant toi Moïse, Aaron et Myriam. » (Michée, 6, 1-4)
« Que je chante à mon ami le chant de son amour pour sa vigne. Mon ami avait une vigne sur un coteau fertile. Il la bêcha, l’épierra, il y planta du muscat. Au milieu il bâtit une tour, il y creusa même une cuve. Il en espérait des raisins, mais elle lui donna du verjus. Et maintenant, habitants de Jérusalem et gens de Juda, soyez juges, je vous prie, entre ma vigne et moi. Que pouvais-je faire pour ma vigne, que je n’aie fait ? J’en espérais du raisin. Pourquoi seulement du verjus ? » (Isaïe, 5, 1-4)
« On t’a fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que YHWH réclame de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer avec tendresse et de marcher humblement avec ton Dieu. » (Michée, 6, 8)
« Si vous demeurez dans ma parole vous serez vraiment mes disciples, vous connaîtrez alors la vérité et la vérité vous fera libres. » (Jean, 8, 31-32)
« C’est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés. Donc tenez bon et ne vous remettez pas sous le joug de l’esclavage. » (Galates, 5, 1)
« [La création espère] être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. » (Romains, 8, 21)
« Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles, aux cieux, dans le Christ. C’est ainsi qu’il nous a élus en lui, dès avant la création du monde, déterminant d’avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus-Christ. » (Éphésiens, 1, 3-5)
Membre de l’Institut de France, professeur à la Ludwig Maximilians Universität de Munich, où il enseigne la philosophie des religions européennes, et à l’université Paris Panthéon-Sorbonne, où il dirige l’unité de recherche « Tradition de la pensée classique ». Ses travaux portent notamment sur le monde grec et sur la philosophie des religions médiévales, islam, judaïsme et christianisme. Ses ouvrages sont traduits dans de nombreuses langues.
Bibliographie sélective - ouvrages personnels
[1] Le Restant. Supplément aux commentaires du Ménon de Platon (Paris, Vrin / les belles lettres, 1999).
[2] Du temps chez Platon et Aristote. Quatre études (Paris, Puf, coll. « quadrige », 2003).
[3] Aristote et la question du monde. Essai sur le contexte cosmologique et anthropologique de l’ontologie (Paris, cerf, 2009).
[4] Europe, la voie romaine (Paris, gallimard, coll. « folio essais », 2005).
[5] (avec Peter Koslowski) Vaterland Europa, Europäische und nationale Identität im Konflikt (Vienne, Passagen Verlag, 1997).
[6] La Sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers (Paris, le livre de poche, coll. « biblio-essais », 2002).
[7] El passat per endavant (recueil inédit en français, traduction catalane par J. Galí y Herrera, barcelone, barcelonesa d’edicions, 2001).
[8] Introduction au monde grec. Études d’histoire de la philosophie (Paris, flammarion coll. « champs essais », 2008).
[9] La Loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance (Paris, gallimard, coll. « folio essais », 2008).
[10] Au moyen du Moyen Âge. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsm et islam (Paris, flammarion, coll. « champs essais », 2008).
[11] Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres (Paris, flammarion, coll. « champs essais », 2009).
[12] Image vagabonde. Essai sur l’imaginaire baudelairien (chatou, la transparence, 2008).
[13] Les Ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique (Paris, seuil, 2011).
Traductions
[1] leo strauss, Maïmonide. essais recueillis et traduits (Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1988).
[2] Maïmonide, Traité de logique (Paris, desclée de brouwer, coll. « Midrash », 1996).
[3] shlomo Pinès, La Liberté de philosopher. De Maïmonide à Spinoza (Paris, desclée de brouwer, coll. « Midrash », 1997).
[4] thémistius, Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote, livre lambda (Paris, Vrin, 1999).
[5] Maïmonide, Traité d’éthique (Paris, desclée de brouwer, coll. « Midrash », 2001).
[6] Razi, La Médecine spirituelle (Paris, flamarion, coll. « gf philosophie », 2003).
Lectures recommandées
[1] Jan assmann, Herrschaft und Heil. Politische Theologie in Altägypten, Israel und Europa (darmstadt, Wissenschaftliche buchgesellschaft, 2000).
[2] Paul beauchamp, D’une montagne à l’autre. La Loi de Dieu (Paris, seuil, 1999).
[3] harold J. berman, Law and Revolution (cambridge, Massachusetts, harvard university Press, 1983).
[4] Paolo Prodi, Una storia della giustizia (bologne, il Mulino, 2000).
Liberté et découverte de soi
Pierre Guenancia, professeur d'histoire de la philosophie moderne à l'université de Bourgogne
La liberté peut se comprendre comme l’absence d’empêchements extérieurs. En ce sens, qui est celui que Hobbes a défendu et a poussé jusque dans ses ultimes conséquences, éthiques et politiques, la liberté d’un sujet consiste seulement dans la possibilité qui lui est laissée de suivre le dernier appétit ou la dernière volition, conclusion de sa délibération. Mais la liberté peut aussi se comprendre comme la découverte en soi-même d’un pouvoir de choisir entre des contraires, elle est alors liberté de l’arbitre, ou liberté de la volonté (Descartes). Si la liberté comme absence d’empêchement ne change rien dans la perception de soi du sujet qui l’éprouve de façon seulement négative, inversement le libre arbitre, découvert à l’occasion d’une expérience négative ou privative (l’erreur ou la force des passions chez Descartes, mais aussi le sentiment de l’effort chez Maine de Biran) apporte au sujet volontaire la conscience d’un pouvoir qui n’a pas d’analogue dans le monde matériel ou physique. Il faut donc admettre qu’il existe, à côté des causes qui sont toujours aussi des effets d’autres causes, des causes libres, origines d’actions qui ne dépendent que de la seule volonté des individus capables d’éprouver en eux ce pouvoir de commencer et de faire réflexion sur cette capacité qui joue le rôle d’un principe d’individuation.
Cette aperception de soi comme cause libre implique que soit validée sur le plan épistémologique une expérience qui ne peut se faire qu’en nom propre par chacun, ce qui, selon Vuillemin, caractérise ce qu’il a nommé les systèmes de la contingence. Mais cette expérience, que chacun peut et doit faire pour son propre compte et par laquelle se trouve fondée la distinction des substances individuelles, ne conduit pas à refermer chacun dans sa sphère propre, sans référence possible à un monde commun qui serait l’œuvre des sujets individuels et libres. Car le libre arbitre, comme l’établit rigoureusement la réflexion cartésienne sur la générosité, s’il est le principe de la distinction des substances individuelles (de ce que nous nommons aujourd’hui des sujets), n’est d’aucune manière un principe de différenciation ou de particularisation des hommes.
Au contraire, le soi dont seul le libre arbitre permet la découverte est une « qualité » éminemment partageable par tous ceux qui possèdent ou veulent posséder (c’est la même chose) cette « bonne volonté », i. e. être dignes des droits que donne le libre arbitre. Il est alors possible de comprendre et en même temps dissiper le paradoxe seulement apparent d’un principe de distinction (le libre arbitre) qui est aussi un lien substantiel entre les individus bien plus fort, parce que fondé seulement sur la liberté de chacun, que les liens découlant de l’appartenance des individus à des communautés éthiques et politiques.
Professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’université de Bourgogne, il a été professeur de khâgne au lycée Carnot de Dijon.
Ouvrages personnels
[1] Du vide à Dieu. Essai sur la physique de Pascal (Paris, f. Maspero, 1976).
[2] Descartes et l’ordre politique (Paris, Puf, 1983, 2e éd. Paris, gallimard, coll. « tel », 2012).
[3] « l’identité », in Notions de philosophie, t. ii, (Paris, gallimard, coll. « folio essais », 1995).
[4] Descartes. Bien conduire sa raison (Paris, gallimard, coll. « découvertes gallimard », 1996).
[5] L’Intelligence du sensible. Essai sur le dualisme cartésien (Paris, gallimard, coll. « nRf essais », 1998).
[6] Lire Descartes (Paris, gallimard, coll. « folio essais », 2000, réédité en 2010).
[7] Le Regard de la pensée. Philosophie de la représentation (Paris, Puf, 2009).
[8] Descartes, chemin faisant (Paris, les belles lettres / encre marine, 2010).
[9] Divertissements pascaliens (Paris, hermann, coll. « hermann philosophie », 2011).
[10] il a codirigé l’ouvrage collectif Lévi-Strauss et ses contemporains (Paris, Puf, à paraître en 2012).
Lectures recommandées
[1] René descartes, Méditations métaphysiques (1641), 4e méditation.
[2] René descartes, Les Passions de l’âme (1649), art. 144 à 161.
[3] Thomas hobbes, De la liberté et de la nécessité, traduit par franck lessay (Paris, Vrin, 1993).
[4] Thomas hobbes, Léviathan (1651), ch. Vi et xxi.
[5] Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie, Œuvres, t. Vii, 1 et 2, (Paris, Vrin, 2001).
[6] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, t. 1 et 2 (Paris, seuil, coll. « Points essais », 2009).
[7] Joseph Vidal-Rosset, Les Paradoxes de la liberté (Paris, ellipses, 2009).
[8] Jules Vuillemin, Nécessité ou contingence (Paris, les éditions de Minuit, 1984).
Liberté et déterminisme
Cyrille Michon, professeur de philosophie à l'université de Nantes, directeur du Centre atlantique de philosophie
Il y a un paradoxe « nihiliste » de la liberté : elle semble être incompatible avec le déterminisme (la thèse que tous les événements sont déterminés par des circonstances antérieures), mais elle semble aussi être incompatible avec l’indéterminisme (la thèse qu’il y a des événements qui ne sont pas prédéterminés). La liberté serait donc impossible.
On peut répondre au paradoxe en montrant que la liberté est en fait compatible avec le déterminisme ou qu’elle est compatible avec l’indéterminisme, ou encore en admettant que la liberté n’existe pas, mais que ce n’est pas grave car rien d’important n’est perdu. On peut estimer ainsi que la responsabilité morale est importante mais qu’elle ne requiert pas la liberté (ou le type de liberté qui est incompatible avec le déterminisme), ou encore que l’impossibilité de la liberté entraîne celle de la responsabilité morale, du moins dans un certain sens (celui du mérite et du démérite dans un sens absolu, qui vont avec l’idée d’un devoir absolu), mais que cela n’est pas grave car nous vivrons mieux en abandonnant cette idée de responsabilité.
Toutes ces « positions » sur la liberté concernent son acception métaphysique, que j’appellerai « libre arbitre » pour faire bref. Dans mon exposé, je voudrais exposer quelques arguments très discutés dans la philosophie contemporaine sur le libre arbitre, défendre certains dans la version qui me convainc le plus, et en récuser d’autres.
Je soutiendrai que le libre arbitre est incompatible avec la nécessité, sous quelque forme que ce soit, dès lors que l’acte considéré (choix ou autre) serait nécessaire avant d’avoir eu lieu. Cela vaut pour la nécessité qui pourrait découler de considérations logiques sur la vérité de propositions portant sur des événements postérieurs (problème des futurs contingents), ou de considérations théologiques sur la prescience des choix humains, ou encore pour la nécessité qui découlerait de la détermination d’un événement par ses causes. Je soutiendrai également que la responsabilité morale requiert le libre arbitre, et donc l’absence de nécessité. Et je soutiendrai enfin que les raisons que nous avons de juger que le libre arbitre est impossible sont moins fortes que celles de juger que nous sommes moralement responsables de (certains de) nos actes. Il s’ensuit alors que nous avons le libre arbitre et que nous échappons (au moins parfois) à toute forme de nécessité.
Professeur de philosophie à l’université de Nantes, directeur du Centre atlantique de philosophie. Il y enseigne la métaphysique, après avoir enseigné la philosophie médiévale à Paris IV. Ses recherches portent notamment sur le thème
du libre arbitre et sur la philosophie analytique de la religion.
Ouvrages personnels
[1] Prescience et liberté. Essai de théologie philosophique sur la providence (Paris, Puf, coll. « epiméthée », 2004).
[2] (introduction, traduction et notes) guillaume d’ockham, Traité sur la prédestination (Paris, Vrin, coll. « translatio », 2007).
[3] (dir. avec Roget Pouivet), Philosophie de la religion. Approches contemporaines (Paris, Vrin, coll. « textes-clés », 2010).
[4] Qu’est-ce que le libre arbitre ? (Paris, Vrin, coll. « chemins de savoir », 2011).
Lectures recommandées
[1] En français, il n’y a guère de textes de philosophie analytique traduits sur le sujet, hormis ted honderich, Êtes-vous libre ? (syllepse, « Matériologiques », 2009), et les articles de P.f. strawson, R. chisholm et h. frankfurt traduits dans les anthologies de Marc neuberg Philosophie de l’action (Mardaga, 1991) et La Responsabilité (Puf, « Philosophie morale », 1993).
[2] en anglais, après des articles importants (cités ci-dessus), An Essay on Free Will de Peter van inwagen (oxford university Press, 1983) a défini les termes du débat et rendu philosophiquement respectable la conception « libertarienne ». Pour s’orienter dans les débats contemporains, The Oxford Companion to Free Will (oxford university Press, 2004 et 2012), édité par R. Kane, est indispensable. un des auteurs les plus actifs aujourd’hui est John Martin fischer, dont on peut lire The Metaphysics of Free Will (backwell, 1994) et, plus récemment, My Way (oxford university Press, 2006).
Liberté et création artistique
Jacqueline Lichtenstein, professeure d'esthétique et de philosophie de l'art à l'université Paris 1-Sorbonne
Dans son Art poétique – l’un des ouvrages de référence pour la réflexion sur l’art à la Renaissance et à l’âge classique –, Horace revendique pour le poète « le droit de tout oser ». C’est ce qu’on appellera au xviie siècle la « licence poétique ». Il s’agit là d’une liberté spécifiquement « poïétique », la liberté d’invention, celle qu’a le poète – l’artiste en général – d’inventer des fictions, en d’autres termes de s’écarter du réel. Cette première forme de liberté, qui met en jeu la définition de la mimésis dans le champ de l’art, c’est-à-dire la distinction entre mimésis et ressemblance, a suscité de multiples débats qui durent encore aujourd’hui.
Une deuxième forme de liberté, reconnue au poète comme au peintre depuis l’Antiquité, est la liberté par rapport aux règles, c’est-à-dire par rapport à des contraintes qui sont imposées non pas en référence à un réel donné mais par le fonctionnement de l’art lui-même. Il s’agit là encore d’une liberté spécifiquement « poïétique », qui s’est exprimée notamment à travers l’opposition du génie et de la règle (c’est le « rameau d’or de Virgile » dont parle Nicolas Poussin dans l’une de ses lettres, « que nul ne peut cueillir, ajoute-t-il, s’il n’est conduit par la destinée »).
Cette manière d’appréhender la liberté de l’artiste en termes exclusivement « poïétiques », c’est-à-dire à partir d’un modèle aristotélicien, sera mise à mal par une nouvelle conception de l’activité artistique en termes de création et non plus de production, caractéristique de la vision romantique de l’art et de l’artiste. Cette liberté des modernes n’est plus conçue comme liberté d’invention (c’est-à-dire aussi de conception), ni même d’imagination, mais comme une liberté d’expression, un processus créateur qui a sa source dans la subjectivité et l’intériorité de l’artiste et se manifeste sous une forme dynamique.
« Un tableau ne doit pas être inventé, écrit Caspar David Friedrich, mais éprouvé. »
Le « credo du créateur » de Paul Klee comme la « nécessité intérieure » de Kandinsky renvoient tous deux à cette même forme de liberté. « L’artiste, écrit Kandinsky, doit être aveugle vis-à-vis de la forme « reconnue » ou « non reconnue », sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure. Il pourra alors se servir de tous les moyens autorisés et tout aussi facilement de ceux qui sont interdits. »
Si cette vision romantique de l’artiste est largement disqualifiée aujourd’hui, on peut se demander vers quel horizon nouveau s’ouvrent les possibilités de la création contemporaine.
Professeure des universités et responsable du master « Esthétique et Philosophie de l’art » à l’université de Paris-Sorbonne. Elle a enseigné plusieurs années aux États-Unis, notamment à l’université de Californie à Berkeley. Elle a dirigé la revue Traverses au Centre national Georges Pompidou et dirige actuellement la collection « Essais d’art et de philosophie » chez Vrin. Elle est membre du conseil scientifique du grand établissement du Louvre.
Ouvrages personnels
[1] La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique (Paris, flammarion, coll. « idées et recherches », 1989, rééd. coll. « champs », 1999).
[2] La Peinture (Paris, Larousse, coll. « textes essentiels », 1995).
[3] La Tache aveugle. Essai sur les rapports de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne (Paris, Gallimard, coll. « essais », 2003).
[4] Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 10 vol., édition complète, scientifique et critique établie en collaboration avec M. Christian Michel, professeur d’histoire de l’art à l’université de Lausanne (Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 7 volumes déjà parus).
Lectures recommandées
[1] Charles baudelaire, Salon de 1859.
[2] Pierre Corneille, Trois discours sur le poème dramatique (Paris, Garnier-Flammarion, 1999).
[3] Konrad fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique (Paris, Éditions rue d’ulm/ens, 2003).
[4] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique (1818-1829).
[5] Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier (Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1988).
[6] Paul Klee, Théorie de l’art moderne (Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1998).
[7] Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (Paris, aubier, 1992).
[8] Arthur schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, livre iii (Paris, Puf, coll. « quadrige », 2004).
[9] Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1992).
Liberté et libéralismes
Catherine Audard, professeure agrégée de philosophie, spécialiste de philosophie morale et politique, London School of Economics
Les concepts politiques – et la liberté ne fait pas exception – sont essentiellement contestables (W. Gallie, 1956 ; M. Freeden, 1996), insaisissables, pourrait-on dire tant ils font l’objet de désaccords profonds. Pour reprendre la formule de Wittgenstein, ce sont des concepts « ouverts » (open-ended), composites, dont la cohérence repose souvent sur un simple air de famille (family resemblance) et dont les éléments constitutifs entretiennent une proximité souvent plus culturelle que logique, ce qui rappelle que l’histoire et la contingence jouent un rôle crucial dans la morphologie des idéologies politiques. C’est ainsi que le combat contre le totalitarisme a conduit un Hayek à faire de la liberté des marchés la condition de survie des libertés et droits fondamentaux de la personne, ce qui n’est certes pas le cas pour Adam Smith pour qui la liberté des marchés est avant tout l’instrument de la prospérité, de la richesse des nations. Autres temps, autres reconstructions de la liberté !
Mais il ne faut pas voir dans ces conflits un défaut, plutôt l’illustration de la nature même des concepts politiques, pourrait-on dire. Leur première qualité n’est pas leur clarté, mais leur capacité à justifier l’action politique, à aider à construire un programme d’action. S’ils sont vagues, indéterminés, polysémiques, confus, ambigus, in-analysés et peut-être inanalysables, c’est que leur sens dépend d’une décision elle-même politique. Il est impossible de se mettre d’accord sur leur sens une fois pour toutes, sans prendre parti politiquement, sans prononcer un jugement de valeur. Pour mettre fin à ces désaccords ou les réinterpréter, il faut prendre une décision qui est elle-même politique et pas seulement conceptuelle.
La fonction d’une idéologie politique comme le libéralisme est précisément de « décontester » les concepts politiques de base en mettant fin à ces désaccords, de contrôler le sens et l’usage du langage politique, en choisissant ou en imposant une signification univoque à un moment donné. Alors que l’usage marxiste a surtout insisté sur la pathologie des idéologies, montrant qu’elles sont des productions fantasmagoriques, chargées de dissimuler la réalité sociale, ce qu’elles sont bien souvent, il convient d’élargir l’analyse et d’ajouter que ce sont aussi des productions sociales « normales », des constructions théoriques complexes, indispensables au fonctionnement d’une société. Ce sont des œuvres de pensée, pas nécessairement et toujours de la « fausse conscience », même si elles l’incluent. Surtout, elles ont des fonctions multiples et les croyances qu’elles suscitent ne sont pas unidirectionnelles : elles soutiennent ou contestent l’action des partis politiques, les institutions, la législation, les décisions politiques. De plus, elles ne sont pas exclusivement liées à des partis politiques, mais en dépassent souvent les limites si cela est nécessaire pour construire des coalitions, des mouvements d’opinion plus larges. Enfin, elles ne s’excluent pas mutuellement, mais empruntent souvent les unes aux autres. Cette nature relationnelle des idéologies est l’une des dimensions fondamentales du libéralisme et une des sources de son renouvellement constant.
Il paraît donc crucial de commencer toute réflexion sur le concept de liberté par une analyse morphologique de ses constituants essentiels tels que les idéologies, en particulier les libéralismes, les ont illustrées. L’objectif de cette conférence sera, en partant de réflexions de méthode, de présenter une reconstruction intellectuelle des conflits d’interprétation qui ont caractérisé la conception libérale de la liberté ainsi que des grands moments où ces désaccords semblent surmontés dans un nouveau consensus.
Ancienne élève de l’École normale supérieure (Ulm) et agrégée de philosophie. Elle enseigne la philosophie morale et politique à la London School of Economics and Political Science depuis 1991 où elle est Visiting Fellow au Department of Philosophy et Chair of the Forum for European Philosophy. Ses travaux portent sur les questions politiques normatives à propos des- quelles elle a publié de nombreux articles : les théories de la justice, la justice internationale, la citoyenneté, le multiculturalisme, la laïcité, la démocratie délibérative, ainsi que sur le libéralisme et l’utilitarisme comme théorie morale et politique.
Ouvrages personnels
[1] Anthologie de l’utilitarisme, 3 vol. (Paris, Puf, 1999).
[2] John Rawls (Londres, acumen Press and Mcgill university Press, 2007).
[3] Qu’est-ce que le libéralisme ? Éthique, politique, société (Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2009).
Ouvrages dirigés par Catherine Audard
[1] Individu et justice sociale (Paris, seuil, 1988).
[2] Le Respect (Paris, autrement, 1993).
[3] John Rawls (Paris, Puf, 2004).
[4] “John stuart Mill”, Tocqueville Review (vol. 33, n° 1, Toronto University Press, 2012).
Traductions
[1] John Rawls, Théorie de la justice (Paris, Seuil, 1987).
[2] John Rawls, Justice et démocratie (Paris, Seuil, 1995).
[3] John Rawls, Libéralisme politique (Paris, Puf, 1995).
[4] John stuart Mill, L’Utilitarisme (Paris, Puf, 1999).
Lectures recommandées
[1] Isaiah Berlin, Éloge de la liberté (1959) (Paris, Calmann-Lévy, 1988).
[2] Benjamin Constant, « la liberté des Modernes » in Écrits politiques 1814-1829 (Paris, Gallimard, 1997).
[3] Michael Freeden, Ideologies and Political Theory (Oxford, Oxford University Press, 1996). [4] W. Gallie, « essentially contested concepts », Proceedings of the Aristotelian Society, 56 (1956) : 75-101.
[5] Friedrich Hayek, La Constitution de la liberté (1960) (Paris, litec, 1994).
[6] Friedrich Hayek, Nouveaux essais (1978) (Paris, Les belles lettres, 2008).
[7] Thomas Hobbes, Léviathan (1651) (Paris, sirey, 1971).
[8] John locke, Traité du gouvernement civil (1690) (Paris, Flammarion, 1984).
[9] John locke, Lettre sur la tolérance (1689) (Éditions Ressources, 1980).
[10] Pierre Manent, Les Libéraux, 2 vol. (Paris, Hachette, 1986).
[11] Montesquieu, L’Esprit des lois (1748).
[12] John Rawls, Théorie de la justice (1971) (Paris, Seuil, 1987).
[13] John Rawls, Libéralisme politique (1993) (Paris, Puf, 1995).
[14] Adam Smith, La Richesse des nations (1776) (Paris, Flammarion, 1991).
[15] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, (1759) (Paris, Puf, 1999).
[16] Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme (1998) (Paris, seuil, 2000).
[17] John Stuart Mill, De la liberté (1858).
[18] John Stuart Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif (1861) (Paris, Gallimard, 2009).
[19] John Stuart Mill, De l’assujettissement des femmes (1869).
[20] John Stuart Mill, Autobiographie (1873).
[21] Charles Taylor, La Liberté des Modernes, Paris, Puf, 1997.
[22] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835, 1840), t. ii (Paris, Gallimard, coll. « bibliothèque de la Pléiade », 1992).
Souveraineté populaire, liberté civile, expertise politique
Jean-François Surrateau, professeur en première supérieure au lycée Henri IV de Paris
Sera examinée la conception selon laquelle la société est une communauté politique en étant constituée de sujets libres et égaux en droits, aptes à décider du bien commun selon les principes caractéristiques d’un État de droit. L’objectif est moins de remonter au fondement de la souveraineté populaire que de déterminer les conditions de son exercice. Si la décision collective est l’acte refondateur de l’unité du corps poli- tique et si est revendiqué le droit de transmission de la puissance législative, suffit-il de garantir les droits des citoyens afin que ceux- ci soient libres de choisir entre des projets concurrents temporairement mis en œuvre ? Est en cause la « formation » de la volonté politique, une fois les citoyens supposés être des sujets lucides, étant également reconnues les pratiques de pouvoir traversant le corps social et définies des procédures d’argumentation et de confrontation des opinions poli- tiques. Par-delà l’opposition des conceptions « libérale » et « républicaine » de la démocratie et, solidairement, des compréhensions atomiste et holiste du corps politique, l’enjeu est de décider du mode d’intervention de ceux qui sont censés éclairer les citoyens et de l’efficace des savoirs dont ils sont porteurs. Que veut dire un exercice réfléchi de la liberté politique ? Que vaut la rationalisation de la vie collective que revendiquent les « experts » et dont ils entendent faire bénéficier les citoyens face aux conflits d’intérêts, aux ressorts affectifs, à la sédimentation des croyances, comme à la pérennité des structures administratives ?
Ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), professeur de première supérieure au lycée Henri-IV à Paris, il a été professeur de première supérieure aux lycées Jean-Jaurès à Reims, La Bruyère à Versailles et Lakanal à Sceaux.
Ouvrages personnels
[1] La politique est-elle la guerre continuée par d’autres moyens ? (Paris, Éditions archétype 82, coll. « chemins de la philosophie », 2010).
[2] Que penser d’un art de vivre ? (Paris, Éditions archétype 82, coll. « chemins de la philosophie », 2010).
Lectures recommandées
[1] Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes (Paris, Gallimard, coll. « nRf essais », 1997).
[2] Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie (Paris, Gallimard, coll. « nRf essais », 2008).
[3] Jürgen Habermas, L’Espace public (Paris, Payot, coll. « critique de la politique »,1997).
[4] Jürgen Habermas, John Rawls, Débat sur la justice politique (Paris, éditions du Cerf, coll. « humanités », 1997).
[5] Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, (Paris, Puf, coll. « quadrige », 2003).
[6] John Rawls, Justice et démocratie (Paris, Seuil, coll « Points essais », 2000).
[7] John Rawls, Libéralisme politique (Paris, Puf, coll. « quadrige », 2006).
[8] John Rawls, Théorie de la justice, (Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2009).
L'ordre public comme limite à la liberté
Olivier Cayla, directeur d'étude à l'École des Hautes études en sciences sociales
La notion d’ordre public est familière aux juristes. Ces derniers savent en effet l’invoquer pour justifier aisément une restriction dans l’exercice de la liberté individuelle. Certes, dans une société libérale qui ancre ses valeurs fondamentales dans la philosophie des droits de l’homme, une telle restriction ne peut se concevoir qu’à titre d’exception, si bien qu’elle ne peut s’envisager elle-même que de façon nécessairement restrictive. Mais il n’empêche que l’argument de l’ordre public est suffisamment efficace pour qu’il fasse apercevoir nettement la transcendance d’une exigence sociale devant laquelle l’individu doit se résigner à s’effacer. C’est pourquoi l’ordre public se rencontre partout, dans toutes les branches du droit, dès lors qu’il s’agit d’avancer de bonnes raisons pour entamer l’espace de la liberté. Bien sûr, d’un secteur du droit à l’autre, la défense de l’ordre public se conçoit selon des modalités normatives très diverses, si bien que l’argument majeur qui, en théorie, permet de justifier la mise à l’écart, même à titre d’exception, du principe de liberté, est en réalité passablement flou. Mais c’est précisément cette indétermination foncière qui confère à l’argument de l’ordre public sa bienheureuse simplicité, lui permettant d’opérer avec la force, l’immédiateté et la facilité de l’évidence.
Toutefois, on peut se demander si une telle efficacité de la référence à l’ordre public ne confère pas à ce dernier une toute-puissance susceptible d’altérer profondément l’assise même du principe de liberté. La question se pose en effet avec acuité quand on observe l’emballement non seulement de l’invocation de l’ordre public mais aussi, et surtout, de la ré-élaboration de son contenu sémantique, dans le droit positif de la plupart des démocraties occidentales, depuis la fin du XXe siècle.
À partir de quelques cas emblématiques que la jurisprudence française et européenne récente nous procure, on mesurera l’étendue de la mutation qui affecte le concept d’ordre public et on identifiera les courants philosophiques à l’œuvre dans ce puissant mouvement contemporain de redéfinition du principe même de la liberté individuelle.
Agrégé des facultés de droit, est directeur d’études à l’Écoledes hautes études en sciences sociales (EHESS). Ancien directeur de l’unité mixte de recherche du CNRS n° 7074 « Centre de théorie et analyse du droit », il est actuellement codirecteur du master « Théorie et analyse du droit » de l’EHESS (en cohabilitation avec l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et l’École normale supérieure - Ulm).
Ouvrages personnels
[1] (avec yan thomas), Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, Paris, Gallimard, collection « le débat », 2002.
[2] (dir. avec barbara cassin et Philippe- Joseph salazar), Vérité, réconciliation, réparation, Paris, Seuil, coll. « le genre humain », 2004.
[3] (dir. avec Jean-louis halpérin), Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, Paris, Dalloz, 2008.
[4] (dir. avec Pasquale Pasquino), Le Pouvoir constituant et l’Europe, Paris, Dalloz, coll. «thèmes et commentaires », 2011.
[5] « le coup d’État de droit ? », Le Débat, 1998, n° 100, p. 108-133.
[6] « la chose et son contraire (et son contraire, etc.) », Les Études philosophiques, 1999, n° 3, p. 291-310.
[7] « les juristes à l’épreuve du tournant pragmatique », in Le Droit dérobé, dir. d. Rousseau, Montchrestien, coll. « grands colloques », 2007, p. 37-46.
[8] « l’angélisme d’une théorie pure (du droit) chez habermas », Revue du droit public, 2007, n° 6, p. 1541-1568.
[9] « l’idéologie de la charte des droits fondamentaux », L’Europe au défi de la crise, Paris, fondation Res Publica, 2009, p. 34-45.
[10] « dissimulation du visage dans l’espace public : l’hypocrisie du juge constitutionnel trahie par la sincérité des circulaires ? », Recueil Dalloz, 5 mai 2011, n° 17, p. 1166-1170.
La liberté de la volonté est-elle illusoire ?
Joëlle Proust, directrice d'étude à l'École des Hautes études en sciences sociales
L’affirmation de la liberté de la volonté est apparue dans le cadre de la philosophie religieuse et prend aujourd’hui tout son sens dans la recherche morale et juridique portant sur le concept de responsabilité. La volonté est souvent considérée comme libre si elle guide l’action en tenant compte de toutes les raisons qui sont celles de l’individu, et cela en dépit des forces extérieures qui peuvent s’opposer à elle. Selon cette conception, l’agent est libre de faire l’action A à un moment donné s’il avait pu agir autrement. Ce principe dit « des possibilités alternatives » inspire l’article 122-2 du Code pénal, selon lequel « n’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister ». Est-il vrai qu’un agent ne soit pas déterminé dans ses choix ? Le principe paraît incompatible avec ce que l’on sait des mécanismes causaux que nous révèlent les sciences de la nature, et en particulier les neurosciences. Les travaux portant sur l’organisation des structures cérébrales qui régissent l’action volontaire sont incompatibles avec le principe des possibilités alternatives pris au sens plein du terme : l’agent ne peut faire une action que si elle est dans son répertoire cognivo-moteur, que s’il est capable d’en saisir la pertinence dans une circonstance donnée, et seulement s’il a le degré de motivation suffisant pour l’accomplir. Les travaux contemporains prolongent et étendent les conclusions de La Pathologie de la volonté de Théodule Ribot (1922), en montrant que certains patients éprouvent un défaut d’impulsion qui leur interdit d’exécuter une action même quand ils la jugent souhaitable ou nécessaire alors que d’autres se sentent tenus d’agir d’une manière qu’ils n’approuvent pas. Le déterminisme causal passe aussi par l’influence sociale d’autrui (expériences de Milgram) ; l’exposition à de simples messages favorables à une conception déterministe de la volonté conduit des agents « normaux » à agir de manière égoïste et même à tricher. Cet ensemble de résultats est incompatible avec le principe des possibilités alternatives. Comme Harry Frankfurt l’a montré, il est toutefois encore possible de parler de volonté de la liberté dans un monde causalement déterminé, mais en un tout autre sens. Un agent est libre s’il s’identifie pleinement à sa volition de premier ordre, même si cette identification est elle-même causalement déterminée. Frankfurt défend ainsi une conception où la liberté est compatible avec le déterminisme causal. La position de Frankfurt donne lieu à des objections importantes, qui conduisent à préférer une position dans laquelle la liberté est une notion explicitement relative : la volonté peut être plus ou moins libre, l’agent plus ou moins responsable, selon l’étendue relative de son contrôle sur un répertoire d’actions. L’agent n’est pas en principe responsable d’avoir atteint un niveau donné de contrôle, ni de mobiliser un niveau particulier de motivation, dans la mesure où des facteurs environnements et biologiques ont présidé à ses dispositions. Mais de même que des handicapés moteurs peuvent retrouver des capacités motrices par le recours à des prothèses et des implants neuronaux, on peut entrevoir à moyen terme la possibilité de modifier délibérément l’architecture de sa propre volition par la mise en œuvre de techniques d’amélioration cognitive appropriées.
Elle mène des recherches dans le domaine de la philosophie de l’esprit à l’Institut Jean-Nicod, Paris. Ses travaux actuels, soutenus par une bourse européenne du Conseil européen de la recherche, portent sur l’auto-évaluation métacognitive et sur les normes qu’elle implique. Deux ouvrages sont à paraître sur ce sujet chez Oxford University Press. Beaucoup de ses articles sont disponibles sur son site web.
Ouvrages personnels
[1] Comment l’esprit vient aux bêtes. Essai sur la représentation (Paris, Gallimard, 1997).
[2] La Nature de la volonté (Paris, Gallimard, 2005).
[3] Les animaux pensent-ils ? (Paris, Bayard, édition révisée et complétée par deux chapitres, 2010).
[4] The philosophy of Metacognition, Mental agency and self-awareness (Oxford, Oxford University Press, à paraître en 2012).
Ouvrages dirigés par Joëlle proust
[1] Perception et intermodalité. Approches actuelles de la question de Molyneux (Paris, Puf, 1997).
[2] avec O. Houdé, D. Kayser, O. König et F. Rastier, Vocabulaire des sciences cognitives (Paris, Puf, édition révisée coll. « quadrige », 2003).
[3] avec M. Beran, J. Brandl et J. Perner, The Foundations of Metacognition (Oxford, Oxford University Press, à paraître en 2012).
Lectures recommandées
[1] Harry G. Frankfurt, Les Raisons de l’amour (trad. D. Dubroca & a. Pavia, Paris, circé, 2006).
[2] Marc Jeannerod, Le Cerveau volontaire (Paris, Odile Jacob, 2009).
[3] Koechlin, e., ody, ch., Kouneiher, R., “the architecture of cognitive control in the human Prefrontal cortex”, Science, vol. 302, n° 5648, 2003, p. 1181-1185.
[4] libet, b. “the neural time – factor in Perception, Volition and free Will”, Revue de Métaphysique et de Morale, 97e année, n° 2, neurosciences et philosophie. Le problème de la conscience, 1992, p. 255-272.
[5] Joëlle Proust, La Nature de la volonté (Paris, Gallimard, 2005).
[6] Théodule Ribot, Les Maladies de la volonté (Paris, Félix Alcan, 1922).
[7] John Rogers Searle, Liberté et Neurobiologie (trad. P. Savidan, Paris, Grasset, 2004).
Conférence de clôture
Jean-Luc Marion, membre de l'Académie française, professeur à l'université Paris-Sorbonne, président du conseil scientifique des Rencontres philosophiques